Un livre qui propose un tour très complet, forcément parfois un peu rapide, de tous les secteurs d’activités : leur développement, leurs excès actuels et des propositions, souvent assez radicales, de transformation. Bien argumenté, tout en restant très accessible au niveau technique. Philippe Bihouix ne prétend pas avoir toute la solution (on pourrait d’ailleurs discuter certains points), mais tente, avec les outils de l’ingénieur et en refusant les tabous de la pensée dominante, de proposer une alternative.
Un livre à la fois passionnant et utile. Morceaux choisis
« L’histoire de l’humanité est une longue lutte contre la pénurie des ressources »
En première partie, Philippe Bihouix brosse l’histoire des principales technologies, depuis l’aube de la révolution industrielle : énergie, métallurgie, chimie, construction, agriculture, transport…
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Mais loin de prévoir une prolongation de cette tendance, son analyse l’amène à conclure que nous sommes arrivés à un stade où cette accélération butera sur un mur.
La consommation globale de quasi toutes les ressources n’a fait qu’augmenter. Et il ne faut pas trop compter sur la substitution pour réduire la consommation : « les métaux ont été remplacés dans de nombreuses applications, par exemple par des matière plastiques ou des matériaux composites, pour alléger les structures, mais sans empêcher une explosion de la demande globale [en métaux], qui a plus que doublé dans les vingt dernières années ». Bien sûr, l’âge de la pierre ne s’est pas terminé par manque de pierre, mais la réalité, c’est que l’humanité n’a jamais consommé autant de pierre qu’aujourd’hui…
A tel point que « notre société industrielle est désormais largement fondée sur l’exploitation de ressources non renouvelables. Pour faire simple, disons qu’il s’agit essentiellement des énergies fossiles et des métaux. (…) il y a une problème de qualité, d’accessibilité de ces ressources, car nous avons, c’est compréhensible, commencé par taper dans le stock qui était le plus facilement exploitable, le plus riche, le plus concentré. »
Il faudra donc « dépenser plus d’énergie par tonne de métal produite » alors que simultanément « des énergies fossiles moins accessibles entraînent également un besoin accru en métaux » (si l’on veut conserver une production énergétique identique, car l’exploitation des énergies fossiles non conventionnelles ou la production d’énergies renouvelables nécessitent nettement plus d’infrastructure, notamment métallique, que le traditionnel puits texan).
D’où une impasse sur les ressources, qui ne pourra pas être résolue en gardant le même niveau de consommation matérielle. L’auteur ajoute d’autres impasses à sont analyse : les pollutions (dont le changement climatique), la consommation d’espace (limitée par la surface terrestre disponible), le creusement des inégalités sociales et une impasse morale.
Des limites de l’économie circulaire aux « low tech »
Face aux concepts en vogue du développement durable (économie circulaire, dématérialisation, croissance « verte »…), Philippe Bihouix assène la dure réalité des chiffres. Ce spécialiste des métaux détaille ainsi les raisons qui limitent – irrémédiablement – le recyclage tant que n’est pas abandonné le modèle actuel.
« Le nickel, facilement repérable et assez coûteux, n’est recyclé correctement qu’à 55 %. (…) En trois cycle d’utilisation, on perd donc 80 % de la ressource. Et il s’agit d’un métal plutôt bien recyclé ».
Les métaux sont utilisés de manière croissante pour des usages dispersifs, impossibles à recycler : pigments dans les encres et les peintures, fertilisants, additifs dans les verres et les plastiques, pesticides ou encore nano-matériaux, mais aussi pour une part dans la micro-électronique et autres étiquettes RFID jetables.
« Les volumes en jeu ne sont pas anecdotiques : la production de nano-argent était déjà de 500 tonnes par an en 2008, soit près de 3 % de la production mondiale d’argent métal. (…) Et le nombre d’applications est en train d’exploser. (…) On ira pas gratter la peinture anticorrosion à l’étain et au cuivre sur les vieux bateaux (…) Et on ne sait pas récupérer tous les métaux présents, en quantités infimes, sur une carte électronique. »
Il propose donc de faire le tri entre les innovations : celles qui permettront les économies de ressources et sont utiles, d’un côté ; celles qui remplissent des besoins absurdes, complexifient inutilement le système et gaspillent les ressources de l’autre. D’où le concept de low tech, technologies basses et soutenables, que Philippe Bihouix développe dans son ouvrage.
Dans la foulée et en assumant le caractère « rabat-joie » et « affreusement liberticide » de ses propositions, il préconise de commencer par remettre en cause les besoins : « pourrait-on vivre aussi bien, sous certaines conditions, sans ce besoin ? » car « l’enjeu n’est pas entre croissance et décroissance, mais entre décroissance subie – car la question des ressources nous rattrapera à un moment ou à un autre – ou décroissance choisie ».
Une économie à réinventer à l’échelle d’une région
Hormis peut-être quelques irréductibles climato-sceptiques (et autres adeptes de l’optimisme érigé en dogme), « après des générations de « progrès » technique et social, tout le monde se rend compte que les choses ont changé et que la vie sera plus dure pour les générations à venir. »
« Le rythme et les modalités des évolutions inéluctables font débat : effondrement, débâcle, adaptation agrémentée ou non de soubresauts ? J’ai le sentiment, peut-être à tort, que ce ne sera pas un effondrement soudain, mais quelque chose comme une lente submersion, peut-être à l’échelle d’une vie humaine. (…) En Occident, nous en avons beaucoup « sous le pied » avant d’entamer les besoins fondamentaux. (…) Si nous ne tentons rien de novateur, je penche donc pour une scénario d’adaptation « aux forceps », adaptation douloureuse socialement et impactant profondément nos sociétés mais progressive tout de même. (…) dans un tel scénario, les oligarques s’arrangeront pour continuer à faire bombance, dans une société toujours plus sécuritaire afin de protéger leur pré carré. »
Quant aux centrales nucléaires, Philippe Bihouix va jusqu’à faire « le pari que nous ne démantèlerons rien du tout » car même en faisant l’hypothèse que les sommes provisionnées pour leur démantèlement sont correctes, ces sommes ne signifient pas que les ressources humaines et matérielles nécessaires seront disponibles le moment venu. « Tout au plus bricolerons-nous quelque peu les premières années, puis, au fur et à mesure de la « paupérisation » en ressources de notre société, des mesures plus simples, d’abord « provisoires », seront prises, puis les centrales seront finalement laissées sur place. »
Parmi les questions à résoudre pour sortir du statu quo, Philippe Bihouix pointe la question majeure de l’emploi : « La défense de l’emploi est l’argument numéro un invoqué pour continuer à accélérer malgré le mur, et empêcher toute radicalité dans l’évolution réglementaire. C’est au nom de l’emploi que l’on nous vante les gaz de schistes (…) que nos présidents fréquentes les dictateurs pour leur vendre du matériel militaire ou des projets de génie civil. Et la terreur de détruire des emplois est légitime, sur fond de chômage récurrent depuis quarante ans, au point que des syndicats eux-mêmes s’y laissent parfois piéger en défendant la fabrication d’armes ou des sites chimiques et métallurgiques affreusement polluants. »
Il estime que devraient être mis en place « un mécanisme pour éviter, ou limiter fortement les conséquences sociales de la fermeture massive de certaines activité [néfastes] (…) L’idée générale serait donc de faire décroître la consommation du superflu de pair avec les emplois correspondants, tout en maintenant la cohésion sociale » en misant sur des mesures telles que la réduction et le partage du temps de travail, l’assurance chômage et l’allocation universelle. D’autre part, dans un monde basse technologie, « une certaine « démécanisation » dans l’agriculture, l’industrie et les services recréerait d’autres emplois », même si au total, Philippe Bihouix estime que le solde d’emplois serait probablement légèrement négatif et donc que la charge individuelle de travail pourrait baisser. Ceci impliquerait également une diminution du pouvoir d’achat et de consommation, qui deviendrait plus sélective et plus durable. C’est bien un des buts recherchés.
Pour mettre en place ces changements, il réfute la vision selon laquelle il serait nécessaire de travailler à l’échelle mondiale, politiquement irréaliste selon lui. Il considère l’échelle allant d’une région à maximum quelques États comme idéale, avec la possibilité de mettre en place des outils politiques, normatifs… et des barrière douanières pour permettre des échanges qui ne détruisent pas la production locale.
Quelques mots de conclusion
« Certes, mes préconisations sont sans doute un peu liberticides. Mais le principe fondamental, hérité des Lumières (…), c’est bien que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, non ? Or nous n’avons qu’une seule planète : et si quelques-uns veulent la pourrir, alors il va nous falloir discuter sérieusement. »
« Secouons et réveillons nos timides hommes et femmes politiques, réduits à n’être que de (piètres) gestionnaires, tentant de ménager la chèvre et le chou, dépassés par la complexité du monde et tétanisés par tout changement d’ampleur, qui risquerait de compromettre le résultat des prochaines élections. (…) Mieux vaudrait pourtant qu’ils prennent, au plus vite, la mesure des frustrations et de la désespérance qui sont et seront générées par la tentative de statu quo. »
« Au lieu de nous lamenter sur les renoncements qui seront nécessaires, rêvons à la manière dont nous pourrions transformer notre système économique, et nos vies. Convainquons-nous que nous méritons un monde bien plus charmant, bien plus agréable, une société plus solidaire (…). Et surtout nous en avons les moyens. »