Ce lundi 12 septembre, les musulmans célébrent l’Aïd al-Kabïr, la « grande fête », également appelée Aïd al-Ahda, la « fête du sacrifice », un intitulé plus en phase avec la nature de l’événement. Ce jour-là, en effet, chaque famille musulmane sacrifie un animal (brebis, chèvre, mouton, vache ou chameau selon ses moyens) en l’égorgeant « couchée sur le flanc gauche et la tête face La Mecque » [1]. Il s’agit, ce faisant, d’honorer la soumission d’Ibrahim à un dieu pour lequel il était prêt à égorger son fils aîné quand – ouf ! – un ange envoyé par le Très Grand substitua sur le fil (du couteau) un mouton à l’enfant.
Je m’abstiendrai de commenter ici la nature des tests imposés par le maître à son fidèle et le degré d’obéissance de celui-ci ; cela déborde du cadre de cette chronique et l’actualité impose de tourner sept fois ses doigts au-dessus du clavier avant de le frapper. Considérer, par exemple, que pareille histoire est susceptible d’influer sur des esprits dérangés qui y trouverait une justification à sacrifier impies et infidèles à la gloire du Très Grand pourrait être mal interprété dans un contexte explosif où chaque mot peut jouer les allumettes. Je me cantonnerai donc strictement à l’objet premier de mon propos : le débat (récurrent) sur le caractère acceptable ou non de cet abattage rituel.
Je ne suis pas de ceux qui préfèrent leur chien à leur prochain mais je n’en refuse pas moins de considérer les animaux comme des ressources ou des jouets mis à la disposition de l’Humanité avec un H majestueux. Peut-être, sans doute, m’opposera-t-on des thèses philosophiques et des recherches scientifiques démontrant le contraire mais je suis et resterai convaincu qu’un animal ressent les choses, éprouve des « sentiments » et manifeste une forme d’ « intelligence », l’interprétation des termes entre guillemets étant laissée à la liberté de chacun. Et, pour paraphraser l’immense Pierre Desproges, je constate régulièrement qu’« il y a plus d’humanité dans l’œil d’un chien quand il remue la queue que dans la queue d’un homme quand il remue son œil ! » (ce qui constitue une pure figure de style vu ma méconnaissance de la seconde partie de la comparaison).
Partant de là, je peine à comprendre et encore moins approuver que l’on sacrifie un animal – même si cela est préférable à un fils, un impie ou un infidèle ! – sur l’autel d’une religion quelle qu’elle soit. Dans la même logique, si la gestion des surpopulations de gibier peut légitimer à mes yeux une chasse sélective, j’échoue à trouver un sens autre que sadique au plaisir cynégétique de mâles devant prouver qu’ils en ont une solide paire et de femelles voulant faire oublier qu’elles en sont dépourvues ! Mais je m’égare ; revenons-en donc à nos moutons.
Il importe de préciser que si l’Aïd al-Kabïr focalise l’attention sur cette pratique, l’abattage rituel est intrinsèque à la certification de la viande halal… mais aussi kasher, on l’oublie ou le cache trop souvent. Si le débat reprend systématiquement vigueur autour de l’Aït, c’est sans doute que, longtemps, le sacrifice de circonstance s’exécuta à domicile, avec une mise à mort opérée par le chef de famille, éléments qui conféraient à l’acte une charge émotionnelle toute particulière. Cette pratique domestique est aujourd’hui interdite chez nous mais les abattages réalisés ce jour-là gardent un caractère spécifique et se voient considérés comme choquants alors que les mêmes gestes se répètent à longueur d’année dans une indifférence (quasi) générale…
Concrètement, l’abattage rituel, appelé la dhabiha, se pratique par « une incision profonde et rapide sur la gorge avec un couteau effilé de façon à couper les veines jugulaires et les artères carotides bilatéralement et rapidement tout en laissant la moelle épinière intacte afin que les convulsions améliorent encore le drainage » [2]. (Je dois ici me réjouir d’être né catholique et converti athée ; une venue sur terre dans le giron de l’islam se serait en effet soldée par un direct pour l’enfer tant ma petite nature n’aurait pu s’accommoder de ces exigences sacrificielles…).
Selon le prescrit du Coran, la bête ne peut être estourdie au préalable : « Vous sont interdits la bête trouvée morte, le sang, la chair de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui de Dieu, la bête étouffée, la bête assommée ou morte d’une chute ou morte d’un coup de corne, et celle qu’une bête féroce a dévorée – sauf celle que vous égorgez avant qu’elle ne soit morte -. (Vous sont interdits aussi la bête) qu’on a immolée sur les pierres dressées, ainsi que de procéder au partage par tirage au sort au moyen de flèches. Car cela est perversité. » [3]
Si le prescrit est clair et la pratique tout autant, les avis divergent par contre en ce qui concerne « l’inhumanité » de celle-ci. Les associations de défense des animaux dénoncent unanimement un acte « barbare », « entraînant des souffrances graves aux animaux » mais une expérience menée à l’université de Hanovre (Allemagne) par le professeur Schultz et le docteur Hazem démontrerait au contraire, après implantation d’électroencéphalogramme et -cardiogramme sur deux animaux, que celui abattu après assommage souffrirait plus que celui abattu par incision : « Les résultats en ont surpris plus d’un (…).Trois secondes après l’incision, l’électroencéphalogramme montre un état de profonde inconscience (qui est provoquée par la faible irrigation sanguine du cerveau, due à l’hémorragie). Six secondes après, l’électroencéphalogramme est plat (et il n’y a donc plus de douleur ressentie par l’animal). » [4] Une thèse soutenue par Sylvie Pouillaude-Bardon en 1992 à l’Ecole nationale vétérinaire de Toulouse abonde dans le même sens : « Les conclusions de toutes les expérimentations scientifiques convergent vers une certitude solidement étayée : bien réalisé, l’abattage rituel est la façon la plus humaine car la moins traumatisante de mettre à mort un animal pour consommer sa viande ». [5]
A chacun de se faire… sa religion. En ce qui me concerne, je reconnais que le dégoût éprouvé à la simple évocation de ces pratiques revêt une dimension un brin hypocrite. Il y a en effet dans les cris et les sursauts de l’animal, dans la violence du geste posé et dans les flots de sang qu’il génère, dans la relation physique entre la « victime » et son « bourreau » un niveau de réalisme qui me les rend insoutenables alors que je m’accommode tant bien que mal de mises à mort mécanisées plus distanciées mais non moins contestables.
Quoi qu’il en soit, le végétarisme universel ne figurant pas à l’ordre du jour des prochaines décennies, nous risquons de devoir vivre longtemps encore avec ce qui constitue somme toute une préoccupation de privilégiés. Le sort que nous réservons aux animaux n’en est pas moins révélateur de la manière dont nous appréhendons et respectons l’environnement dans lequel nous nous inscrivons. C’est pourquoi il importe que, au-delà de la polémique évoquée ici, nous retrouvions une forme de respect pour ces « voisins » pas si éloignés et que nous veillons toujours à ce que le traitement que nous leur imposons soit toujours « moral et éthique » selon les mots de Peter Jinman, président de l’Association des vétérinaires britanniques [6].